
Chaque jour, nos écrans capturent des milliers de données : nos recherches, nos messages, nos pauses, nos clics, nos hésitations, nos habitudes de sommeil et même nos silences. À mesure que les algorithmes apprennent de nos gestes les plus banals, une question vertigineuse émerge : nos écrans — et les technologies qu’ils hébergent — peuvent-ils nous connaître mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes ? Dans cet article, nous verrons comment les outils numériques captent nos comportements, en quoi cette connaissance peut parfois nous dépasser, et ce que cela change dans notre manière de nous comprendre, de décider et de nous relier aux autres.
Une mémoire numérique plus fidèle que la nôtre ?
La première raison pour laquelle nos écrans semblent mieux nous connaître, c’est qu’ils retiennent tout. Là où notre mémoire humaine trie, oublie, sélectionne ou reconstruit, les machines enregistrent, archivent et croisent les données avec une précision redoutable. Elles savent ce que nous avons écouté il y a six mois, à quelle heure nous sommes le plus actifs, quels mots reviennent souvent dans nos messages ou quelles publicités nous arrêtent inconsciemment pendant trois secondes.
Nous avons tous fait l’expérience troublante d’une recommandation musicale ou d’une vidéo « pile dans nos goûts », d’un article que notre téléphone semble « deviner » avant même qu’on le cherche, ou d’une notification nous rappelant quelque chose que nous avions déjà oublié. Cette capacité à anticiper nos besoins crée parfois une illusion d’intimité technologique.
Dans des pratiques plus introspectives ou sensibles, cette logique se retrouve aussi. Certaines personnes choisissent même des services conçus pour répondre de manière rapide et ciblée à leurs besoins du moment. La pratique par message, par exemple, offre une manière de recevoir une réponse personnalisée, sans confrontation directe, dans un format écrit qui semble parfois mieux traduire ce que l’on ressent en profondeur.
Les algorithmes : miroirs ou amplificateurs ?
Ce que nos écrans connaissent de nous, ils l’apprennent par nos actions, pas par nos intentions. C’est là leur force, mais aussi leur limite. Ils ne se basent pas sur ce que nous disons vouloir, mais sur ce que nous faisons réellement. Et cela peut nous révéler à nous-mêmes.
1. Un reflet de nos comportements
En analysant nos habitudes, les technologies nous tendent un miroir. Ce que nous regardons tard le soir, ce que nous ajoutons à nos listes sans jamais acheter, ce que nous « likons » sans vraiment approuver — tout cela forme une image de nous, parfois plus cohérente que celle que nous construisons dans nos récits personnels.
2. Une amplification de nos tendances inconscientes
Les algorithmes ne se contentent pas de refléter : ils poussent. Ils nous suggèrent ce qui nous attire déjà, renforcent nos biais, confortent nos goûts. À terme, ils peuvent nous enfermer dans une bulle comportementale, qui nous ressemble… mais qui nous réduit aussi.
Pourquoi certaines personnes se sentent mieux comprises par leurs écrans ?
Ce sentiment de « mieux être compris » par les écrans que par l’entourage humain vient d’un mélange de régularité, d’absence de jugement, et d’efficacité. Les écrans ne posent pas de questions gênantes. Ils ne coupent pas la parole. Ils n’expriment pas de doute. Ils livrent une réponse, une piste, une information — immédiate, claire, optimisée.
1. Une relation sans confrontation
Contrairement aux échanges humains, l’écran ne renvoie pas de regard. Il n’impose pas de rythme. Cela permet une forme de confiance paradoxale : on peut se montrer vulnérable, car on ne se sent pas exposé.
2. Une lecture constante et silencieuse
L’écran observe sans répit. Il nous voit dans nos moments faibles, distraits, dispersés. Il accumule des traces que nous n’analysons pas toujours, mais qui révèlent des motifs profonds. Cela crée parfois une sensation étrange : celle d’être « vu », dans ce que l’on n’a jamais vraiment verbalisé.
Le risque d’oublier notre propre subjectivité
Mais si nos écrans nous connaissent si bien, quel est notre rôle dans cette connaissance de soi ? Le danger serait de confondre prédiction et vérité, automatisation et authenticité. Ce que la technologie voit de nous n’est qu’une facette, certes précise, mais toujours incomplète.
1. Se recentrer sur ce que l’on ressent réellement
Les écrans savent ce que l’on fait, pas ce que l’on vit intérieurement. Ils analysent des données, pas des émotions. Il est essentiel de ne pas déléguer entièrement la compréhension de soi à une machine.
2. Ne pas oublier le pouvoir de la surprise
L’un des grands dangers de l’hyperpersonnalisation algorithmique, c’est qu’elle limite l’inattendu. Or, nous grandissons souvent dans les ruptures, les contradictions, les détours imprévus — là où les machines n’oseraient pas nous emmener.
Pour résumer, nos écrans nous connaissent à travers nos gestes, nos préférences et nos habitudes, parfois avec une justesse qui nous échappe. Mais cette connaissance, aussi précise soit-elle, reste une lecture externe, calculée, dépourvue d’intuition et de vécu intérieur. Loin de s’y soumettre, il s’agit d’en faire un outil au service d’une conscience plus libre, plus lucide, plus humaine…